Peu soupçonnable de défendre des positions féministes, l’Union nationale des associations familiales (Unaf) vient de remettre un coup de projecteur sur un travail de recherche qu’elle a financé en 2022 pour comprendre « les causes et processus » de la séparation des couples (1). Cette étude a reçu peu d’échos médiatiques malgré son caractère quasi inédit : alors que nombre de sociologues se penchent sur les conséquences de la séparation – la situation des familles monoparentales est désormais largement documentée –, peu en ont analysé les causes. Les rares travaux existants expliquaient la fragilité du lien amoureux par la montée de l’individualisme.
Ce qu’en disent les « ex »
L’enquête empirique menée par Emmanuelle Santelli, directrice de recherche au CNRS, dit tout autre chose des raisons qui conduisent aujourd’hui un couple sur deux à se séparer. Pour comprendre les processus de la dégradation de la relation conjugale, elle a mené une quarantaine d’entretiens auprès de 21 couples séparés, dont au moins un enfant de moins de 18 ans résidait encore au domicile lors de la séparation. Chacun des « ex », dans la quarantaine avec des enfants en bas âge, a été interrogé séparément. Et ils ne racontent pas vraiment la même histoire…
A deux exceptions près, les femmes ont été à l’initiative de la séparation ou à l’initiative de la discussion qui y a conduit. Leur point commun ? Toutes évoquent l’inégale répartition de la charge familiale. De son propre aveu, la sociologue ne s’attendait pas à ce que la moindre implication des pères dans les tâches domestiques et parentales soit un tel catalyseur de l’insatisfaction conjugale des femmes. Mais ce n’est jamais « la dispute de trop » qui leur a fait claquer la porte…
Se séparer, c’est pas si facile
Contrairement à l’idée reçue d’une banalisation des séparations, la prise de décision reste très difficile, souvent plus que la séparation en elle-même. L’enquête a permis de dégager deux « points de rupture » qui s’expriment « au terme de plusieurs mois, souvent d’années, d’hésitations, et toujours à la suite d’une longue période de délitement du lien conjugal dans laquelle s’accumulent les rancœurs ».
Une partie des femmes interrogées évoque l’absence de soutien de leur conjoint, le sentiment de ne plus pouvoir compter sur un père absent de la vie familiale, soit par désintérêt, soit par surinvestissement dans la sphère professionnelle. Le travail domestique quotidien « provoque une fatigue extrême […] Cette prise de conscience se fait lorsqu’elles sont parvenues au terme de ce qu’elles pouvaient endurer. »
Une autre partie des femmes parle d’abord du manque d’attention dont elles ont été l’objet, de l’envie de renouer avec leur féminité, d’être reconnues en tant que femme et pas uniquement en tant que mère et épouse et, aussi, de leur insatisfaction sexuelle. La prise de conscience se fait d'ailleurs souvent par la rencontre avec un autre homme : ici, ce n’est pas la fonction du « couple protection » qui a fait défaut, mais celle du « couple séduction ».
Quand le « nous conjugal » se dissout dans le « nous familial »
Reste que, dans tous les cas, le « nous familial » a bel et bien fini par prendre le pas sur le « nous conjugal ». … jusqu’à tuer le deuxième. Les ex-partenaires en conviennent. Mais ils ne s’accordent pas sur les raisons qui ont conduit à la séparation : pour les hommes, la routine a fini par avoir raison du couple ; pour les femmes, c’est l’impossibilité de se réaliser… « L’organisation qui se met progressivement en place va constituer un élément déclencheur car, dans un monde où l’idéal égalitaire devient une des normes structurantes de la vie conjugale, se dévouer pleinement à la vie familiale, avoir le sentiment de ne pas pouvoir se réaliser soi, n’est plus considéré comme "normal" par les femmes », souligne l’étude.
Rôles sexués et idéal égalitaire ne font pas bon ménage
Pour autant, celles-ci ne remettent pas en cause le fait d’avoir réduit leur activité professionnelle ou pris un congé parental ; ni le rôle de « pourvoyeur » du père. Les mères travaillent toujours plus – gratuitement – pour répondre aux nouvelles normes de la parentalité censées assurer le « bien-être supérieur » de l’enfant (multiples activités périscolaires, repas « sains », cododo intrusif pour l’intimité du couple) tout en poursuivant leur activité professionnelle (les couples interrogés étaient tous bi-actifs, NDLR) ; les pères, eux, surinvestissent la sphère professionnelle pour répondre financièrement aux nouvelles normes du confort moderne (avoir une belle maison, de nombreux loisirs, « gâter » ses enfants) censées assurer le « bien-être familial ».
Le temps emporte avec lui les rêves des parents
« La réalité quotidienne de ces couples témoigne du maintien de rôles sexués qui rassurent en même temps qu’ils enferment : c’est là une contradiction qui résume bien des difficultés », observe la chercheuse. Dans une société moderne, cette répartition des rôles parentaux aux exigences renforcées est devenue trop chronophage pour que la relation puisse, matériellement, perdurer. Ce qui conduit à cette précision, d’importance : la séparation résulte moins d’un éloignement « en raison d’envies, de valeurs, de projets qui divergeraient au fil du temps que d’une absence de disponibilité pour continuer de les partager. »
Qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour ?
Pour endiguer le phénomène ou, à tout le moins, son coût exponentiel tant pour les individus que pour l’Etat, ce travail de recherche amorce deux pistes de réflexion. D’une part, en questionnant le modèle de l’amour romantique, basé sur la supposée complémentarité «naturelle » des hommes et des femmes. Au XXIe siècle, il ne peut plus fonctionner : «Paradoxalement, souligne très justement la sociologue, c’est parce que la relation devait durer toujours que les deux conjoints n’en prennent pas soin et se séparent. » A l’opposé, le modèle du « mariage-conversation » permettrait de discuter de tout ce qui, « dans une vie commune, vient bousculer le consentement du contrat initial. »
D’autre part, en interrogeant la responsabilité des politiques publiques dans la démocratisation de ce modèle d’union égalitaire. « L’Etat doit continuer de promouvoir des lois favorables à l’égalité des sexes et, plus largement, l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle », avance la directrice du CNRS. Sans aller jusque-là dans « sa » lecture, l’Unaf entérine l’idée que le législateur et les professionnels (médiateurs, conseillers conjugaux) doivent « appuyer l’évolution de nos modèles conjugaux vers davantage d’égalité ». On avance…
Pour la première fois, une étude sociologique met en lumière l’élément catalyseur d’une majorité de ruptures conjugales : sans surprise (pour nous), l’inégale répartition de la charge familiale conduit à des « points de rupture » qu’analyse Emmanuelle Santelli, directrice de recherche au CNRS.